A l’instar des anciens combattants, les ex-salariés de ce Big Five, fusillé pour l’exemple, continuent de commémorer, à leur façon, le souvenir de leur ancienne maison reprise par Ernst & Young le 24 juin 2002.
Avant l’affaire Enron qui déclencha sa chute, Arthur Andersen (AA) réalisait un CA mondial de 9,3 Md$ et employait 85.000 salariés au sein de 390 bureaux répartis dans 94 pays.
Considérant que cette fusion contre-nature revenait à mélanger des torchons et des serviettes, ils ont été nombreux à prendre leur indépendance. Non sans une certaine condescendance qui n’est pas sans rappeler la publicité Bordeau Chesnel où une bourgeoise désargentée assène à l'huissier qui vient saisir ses biens ’’nous n’avons pas les mêmes valeurs !’’.
Cette attitude explique la raison pour laquelle la firme de Chicago a été le seul Big Eight à se tenir à l’écart des rapprochements menés par ses concurrents durant les années 90.
En février 2010, pas moins de 300 convives se sont retrouvés au 38ème étage d’une tour désaffectée de la Défense en cours de rénovation. En se rendant à ce rendez-vous insolite, ils répondaient à l’invitation d'Accuracy France, un conseil en services financiers, composé d’anciens d’AA devenu filiale d’Aon. La réception se déroulait dans l’ex-tour Gan, l’ancien siège d’AA à l’étage de l’ex-staff room, le ’’cœur du réacteur’’ d’où partaient les missions d’audit. Tout un symbole !
Au même moment, au 40 rue de Courcelles, 600 convives moins nostalgiques étaient reçus de façon beaucoup moins spartiate dans les nouveaux locaux flambants neufs d’Eight Advisory, un concurrent d’Accuracy dont le management est aussi composé d’anciens associés du célèbre cabinet d’audit. Ce télescopage fortuit de 2 évènements d’anciens AA avait pour mérite de mettre en exergue les 2 courants de cette confrérie qui rassemble en France pas moins de 2130 membres regroupés dans une association très active.
’’Les purs et durs y côtoient ceux qui ont tourné la page. Mais tous ont gardé les valeurs d’exigence et de travail dans lesquelles ils ont baignées. C’est la poétique du business qu’Arthur nous a inculqué’’, résume à sa manière cet ancien auditeur devenu associé d’un fonds d’investissement. Il y avait un vrai attachement à cette organisation, exigeante mais humaine.
Cette vision angélique ne fait toutefois pas l’unanimité. ’’Comparé aux autres Big Five, AA était à l’audit ce que l’école de Bolletieri est au tennis’’, explique ce directeur financier du CAC 40 qui a quitté cette société au bout de 3 mois, n’en pouvant plus de supporter l’ambiance militaire qui y régnait.
A l’inverse d’autres n’ont eu aucune difficulté à s’intégrer dans l’organisation, en dépit de leur conviction politique. C’est le cas de cette militante de la LCR - le mouvement d’extrême gauche créé par Alain Krivine - qui a franchi toutes les étapes avant de devenir tax partner.
’’Nous étions jugés sur nos qualités professionnelles et uniquement’’, confirme ce directeur fiscal d’un membre du CAC 40. Certains entraient chez Andersen comme on entre en religion. Dans les années 70, l’arrivée de l’audit en France appliquant les standards américains, allait révolutionner l’austère métier de comptable dont la césure résumait l’image de la profession. Du coup le métier opérait le passage du noir et blanc à la couleur et devenait rapidement une filière très recherchée par les jeunes diplômés.
Jusqu’à sa chute en 2002, le Big Five figurait parmi les 3 employeurs les plus prisés, en France, avec Procter & Gamble et l’Oréal. Ceux qui s’orientaient vers la finance choisissaient AA, les 2 autres sociétés étaient la voie royale pour les adeptes du marketing.
Pour faire parti des heureux élus, il fallait, à tout le moins, être issu d’une prestigieuse école de commerce si possible HEC, Essec ou ESCP et disposer d’un bagage supplémentaire. Le diplôme d’expertise comptable constituait un atout supplémentaire. Mais par-dessus tout, il fallait avoir un ’’profil ardent’’.
’’Il n’est pas donné à tout le monde de monter à 50 mètres de hauteur sur une cuve de pétrole pour vérifier le niveau des stocks de carburant le 31 décembre au soir par un froid glacial. Un exercice auquel se plier aussi les femmes qui ce soir là évitaient de chausser des escarpins’’, se souvient cet ancien auditeur devenu directeur financier chez l’un des anciens clients d’AA.
Après avoir franchi les portes de cette institution, une culture commune était dispensée aux disciples. Tout au long de leur parcours professionnel, les ’’Arthuriens’’ - comme ils se désignent entre eux -, étaient appelés à enrichir leurs connaissances par des formations.
Sans surprise, elles étaient dispensées en interne à l’Andersen U - l’ex-University Saint Charles de Chicago - rachetée par AA, à Ségovie en Espagne ou encore à Genève, le siège du partnership. ’’En fait, il s’agissait surtout de créer un esprit de corps à l’image des stages commandos dispensés aux unités d’élites’’, se rappelle cet ex- associé d’AA reconverti dans le luxe. ’’Quand je l’ai connu, il revenait de son service militaire passé à Djibouti chez les commandos marines. Il était complètement cassé’’, confie son épouse, directrice de la communication d’une banque anglaise. Et sous certains aspects, la formation dispensée dans ces 3 institutions y ressemblait. ’’En termes d’intensité avec les nuits blanches passées sur les cas pratiques, cela réclamait un dépassement de soi’’, se souvient cet arthurien reconverti dans l’art moderne tendance underground.
Mais gare à ne pas accorder trop d’importance à ce réseau d’anciens comme certains l’ont fait quand Eric Woerth était ministre du Budget. Désormais plus discret, le maire de Chantilly a, semble-t-il, passé le relais au jumeau du médiatique président d’EDF, banquier d’affaires chez Morgan Stanley.
Cette banque a toujours recruté d’anciens auditeurs souvent d’ex-AA dont bon nombre ont ensuite rejoint les grands fonds de LBO à l’instar de BC Partners ou IK. Certains d'entre eux dont celui qui fût le stagiaire du chef de rubrique M&A-Private Equity des Echos lorsque ce dernier était chez Deloitte, prèfère effacer de leur profil ce passage qui fait tâche quitte à laisser un trou.
Réputé pour être quelqu’un de réservé, René Proglio vient de faire l’objet d’un reportage dans le Nouvel Obs d’où il ne ressort pas grandi. Cette remise en cause publique va-t-elle amener les Arthuriens à changer, à nouveau, de tête d’affiche ?
Mais par qui le remplacer ? Car à l’exception d’Henry Lachmann, l’ancien président de Schneider Electric qui a fait ses armes chez AA, peu d’anciens Arthuriens dirigent de grandes entreprises françaises. En revanche, l’on trouve beaucoup d’anciens auditeurs d’AA au sein des directions financières des sociétés du CAC 40. Mais au dessus d’eux, la présidence est occupée par des X où d’anciens énarques.
Les premiers sont très présents dans les groupes industriels, les seconds dans les banques et les assurances. Il est vrai qu’AA a toujours fait preuve d’un grand sens du marketing quitte à exagérer la qualité de sa formation, celle de ses prestations et la portée de son influence. Un pêché d’orgueil qui lui a coûté cher. Mais comment peut-il en être autrement pour une société dont le slogan publicitaire était, du temps de sa grandeur, ’’simply the best’’. Une vraie leçon de modestie à méditer.