Phillipe Joffard : Le journal de bord d’un patron

mars 11, 2018

Se retrouver à 28 ans à la tête de Lafuma pour ressusciter l'entreprise familiale ayant subi le même sort qu'un camp retranché tombé 30 ans plus tôt, revient à servir dans l'outdoor comme le chef de la 317ème section. Consigner sa progression (en plein air) dans son carnet de route, entre 2 vacations radio, faisant partie de sa mission.
Cette analogie n'est pas fortuite. Pour s'en persuader, il suffit de se plonger dans ce passionnant témoignage livré par un chef d'entreprise confronté, au départ, à un reset of covenant entre la crise des subprimes et la faillite de Lehman Brothers.
Face à ce cataclysme dont l'intensité et les retombées ont été plus proches de la catastrophe de Fukushima que de la chute de Dien Bien Phu dont l'un des points d'appui avait été baptisé Françoise, Philippe Joffard a réussi à tenir le cap contre vent et marée jusqu'au dénouement aussi surprenant qu'inattendu, survenu après une fuite savamment orchestrée dans La Lettre de l'Expansion. Saisi par les retombées de cet article, l'AMF ne s'est pas trop soucié de savoir “à qui le crime profitait”. Pourtant, la CDC, palliant, en 2009, au faux bond du FSI, était présente (12%) au capital.
Après le rachat, en juin 2008, d'Eider à Argos Soditic (une évidence pour certains, une hérésie pour d'autres), le pionnier de l'outdoor, créé en 1930 par 3 frères dont le benjamin était le grand-père de l'auteur, est devenu la 1ère société cotée à la Bourse de Paris à annoncer, en pleine chute de la banque américaine, un levier de dette dépassant le multiple (5 fois l'Ebitda) autorisé dans sa documentation bancaire.
Anodin dans d'autres circonstances, cet incident de parcours a pris des proportions incroyables vu l'ampleur de la crise financière et la paranoïa développée par les banquiers qui dans la panique, ne savaient plus à quel saint se vouer. En particulier "les affaires spéciales" décrit par l'auteur comme étant à l'économie ce que la police politique est à la démocratie. Dans ce registre, les agissements de Noël di Costanzo chez SG, couverts par sa hiérarchie, ont laissé une tâche indélébile que l'affaire Kerviel n'a pas fait remonter à la surface.
A l'instar du S-Lt Torrens (interprété à l'écran par Jacques Perrin), affrontant la jungle hostile, les intempéries, les pièges, les fièvres et le Việt Minh déferlant de toute part sur sa section, Philippe Joffard a tenu un journal de bord dans lequel il ne cache rien de ses convictions, ses incertitudes et sa stratégie pour éviter le pire. Sans oublier, son avis sur l'équipe M&A de sa principale banque commerciale qui n'a pas la main verte dans son activité en dépit de la couleur du logo de leur employeur.
Attirés par l'odeur du sang, ces gens, bien propre sur eux, lui ont dit droit dans les yeux “Vous êtes le 1er à qui nous en parlons, le pitch n'est pas encore finalisé mais nous voulions tester l'idée auprès de vous, nous avons un contact exceptionnel avec le dirigeant de cette société qui aimerait beaucoup travailler avec vous. Nous avons un peu étudié le dossier et cela aurait beaucoup de sens et dégagerait d'importantes synergies....”. 
Faisant feu de tout bois, il va s'efforcer de rassurer ses employés, ses banquiers, ses partenaires et ses distributeurs en parcourant le monde (USA, Pologne, Maroc, Hongrie, Allemagne, Japon, Viet-Nam, Chine etc..), tout en partant à la recherche d'un nouvel actionnaire. En janvier 2013, de guerre lasse, il cède sa participation et celle de sa famille (15,2%) à l'actionnaire majoritaire avant de remettre sa démission de DG. Entré, en 2004, chez Lafuma en qualité de membre indépendant du conseil d’administration, Félix Sulzberger, DG de Calida, lui succède.
A travers ce récit très agréable à lire, truffé de références littéraires et d'anecdotes en tout genre relatées avec lucidité et humour, on croise, au détour de situations diverses et variées, Augusin de RomanetFatine Layt, Guillaume Cornu, Anne-Sophie Pic, Jean-Pierre Jouyet, Gwenaël de Sagazan, Catherine Destivelle (le pendant féminin de Patrick Edlinger), Youssef DjehaneAline Poncelet et bien d'autres. Y figure même une truculente galerie de portraits où l'auteur dépeint notamment Elisabeth Ducottet et Dominique Nouvellet.
Invité par l'AFIC à présenter sa biographie commentée dans un article au titre évocateur : Le loup blanc du capdev sort de sa tanière, le fondateur de Siparex avait surpris son auditoire par son incroyable épopée lors d'un déjeuner regroupant divers acteurs du private equity,.
Habitué à déplorer les témoignages à charge de managers de LBO indélicats contre les fonds ou les banques publiés dans Médiapart, son successeur, France Invest, ou l'ARE pourraient disposer d'un tout autre son de cloche en proposant à Philippe Joffard de présenter son ouvrage comme Omnes Capital l'a fait avec l'ex-CEMA, Pierre de Villiers pour la sortie de son livre intitulé : Servir.
En tout cas, Le Journal de bord d'un patron ne semble pas avoir laissé indifférent Jean-Pierre Millet. Héritier de la marque éponyme de vêtements et équipements de montagne reprise par Lafuma, en 1995, l'ex-head du bureau parisien de Carlyle a cédé sa participation (7,6%), peu après la dédicace du livre, à Calida, le fabricant suisse de soutiens-gorge et de petites culottes. Le compatriote de Roger Federer dont il n'est heureusement pas l'équipementier, détient désormais 79,15% du capital de Lafuma, un temps convoité par le sud-coréen E-Land.